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— Incroyable stupidité, dit le colonel Jumana avec une joie mauvaise. Pardonnez-moi de le répéter, mon général, mais je vous l’avais bien dit.
Lusana regarde pensivement par la fenêtre un groupe d’hommes qui fait l’exercice.
— Une erreur de jugement, sans plus, colonel. Nous n’allons pas perdre la guerre parce que nous avons perdu deux millions de dollars.
Machita, tout confus, le visage couvert de sueur, fixe sans le voir le plâtre qui protège son avant-bras.
— Il était impossible d’imaginer…, commence-t-il.
Il se raidit : Jumana vient de se dresser d’un bond et de saisir l’enveloppe d’Emma. Gris de colère froide, le colonel jette l’enveloppe à la face de Machita.
— Impossible de penser à un piège ? Idiot ! Ah, il est beau notre chef des services secrets… même pas capable de tuer un homme en pleine obscurité. Et ce qui est plus beau encore, vous lui donnez deux millions pour une enveloppe qui contient un règlement concernant l’enlèvement des ordures ménagères de l’Armée.
— Assez ! coupe Lusana.
Silence. Jumana reprend sa respiration puis revient lentement à son fauteuil. La colère flambe encore dans ses yeux.
— Les idioties ne font pas gagner les guerres de libération, fait-il amèrement.
— Vous exagérez et vous allez trop loin, dit durement Lusana. Vous êtes un merveilleux meneur d’hommes, colonel Jumana, un lion dans le combat, mais, comme la plupart des soldats de métier, votre vocabulaire « civil » laisse énormément à désirer.
— Je vous en prie, mon général, ne détournez pas sur moi votre colère, dit Jumana qui pointe un doigt accusateur sur Machita. C’est lui qui mérite d’être châtié.
Un sentiment d’impuissance gagne Lusana. En dépit de son intelligence, de l’éducation, l’esprit africain garde une candeur presque enfantine à l’égard du blâme. Les rites primitifs sanglants inspirent encore à l’Africain un sentiment plus vrai de la justice qu’une grave conférence autour d’une table. D’un air las, Lusana regarde Jumana.
— La faute est la mienne, dit-il. Je suis le seul responsable. Si je n’avais pas donné au major Machita l’ordre de tuer Emma, le plan de l’opération Eglantine serait sûrement sur cette table en ce moment. S’il n’avait pas été préoccupé par l’exécution d’Emma, je suis sûr que le major aurait vérifié le contenu de l’enveloppe avant de remettre l’argent.
— Vous continuez de croire à la validité de ce plan ? demande Jumana, incrédule.
— Oui, dit fermement Lusana. J’y crois assez pour en prévenir les Américains lorsque je serai la semaine prochaine à Washington où je dois participer à une séance du Congrès consacrée à l’aide aux pays africains.
— Votre place est ici, dit Machita alarmé. Je vous en supplie, mon général, envoyez quelqu’un d’autre.
— Personne n’est plus qualifié que moi, affirme Lusana. Je suis toujours citoyen américain et je suis appuyé par de hautes relations qui soutiennent notre combat.
— Loin de nous, loin d’ici, vous courez les pires dangers.
— Nous sommes tous en danger, n’est-il pas vrai ? Le danger est notre compagnon d’armes. (Il se tourne vers Jumana.) colonel, vous prendrez le commandement en mon absence. Je vous laisserai des ordres détaillés pour la conduite des opérations. J’attends de vous qu’ils soient exécutés à la lettre.
Jumana acquiesce d’un signe de tête.
Un sentiment de crainte s’empare de Machita : il ne peut s’empêcher de se demander si Lusana ne vient pas d’ordonner sa propre perte et de déclencher un raz de marée sanglant qui déferlera bientôt sur l’ensemble du continent africain.